L'arracheur de dents.

O’Higgins but une large lampée de rhum, la fit tourner dans sa bouche. Il devint cramoisi, ses yeux s’injectèrent de sang et avec une horrible grimace, il l’avala.
- Haaaarrgh ! Hurla t-il les larmes aux yeux en crispant les poings.
Il souleva le bandeau qui lui cachait l’œil droit, s’essuya les yeux d’un revers de manche et remit son bandeau en place. O’Higgins n’était pas borgne. Le bandeau de cuir n’était qu’une image de marque pour impressionner et faire peur. Il lui arrivait de ne pas le porter toujours sur le même œil et il riait intérieurement de constater que son vis à vis, qui souvent le côtoyait chaque jour, ne s’en rendait pas compte. Se rire intérieur lui faisait pétiller l’autre œil et son interlocuteur n’y voyait qu’un regard moqueur, destabilisant surtout lors de conversations sérieuses et c'était souvent le cas.
Il se resservit un plein gobelet et l’avala derechef, cette fois sans sourciller. Il sortit et monta sur le gaillard. S’appuyant à la balustrade du gaillard surplombant le tillac il contempla le manège qui avait lieu sur son navire. Il ne put s’empêcher de sourire. Un arracheur de dent (un prisonnier du dernier navire pillé) officiait sur le gaillard avant.
Un longue file d’homme patientait sur le passavant bâbord et, à tour de rôle rejoignait « l’homme de l’art ». Le patient s’assaillait face à l’officiant sur une baille à mèche renversée et levait la tête en ouvrant grand la bouche. D’un doigt, il lui indiquait où se situait le problème. Alors l’autre choisissait une des pinces posées en éventail près de lui, observait dans la bouche du patient - victime ? – pour vérifier que son choix était judicieux puis lui tendait une pinte emplit à ras bord de rhum que le malheureux ingurgitait pour s’assommer. Un signe de tête à l’acolyte du praticien – acolyte de circonstance puisqu’il s’agissait d’un des hommes de la compagnie, un simplet mais une force de la nature, violent, sanguinaire, et même démoniaque pendant les abordages - qui se mettait à cogner à tour de bras sur des marmites et des gamelles à un rythme infernal. D’un mouvement de poignet tournant et ferme, la dent était extraite et présentée comme un trophée sanguinolent aux curieux qui étaient perchés dans le gréement.
O’Higgins avait bien sûr demandé la raison du tintamarre et il lui avait été répondu que le bruit participait à assommer les sens du patient. Certains utilisaient des mousquets où des tambours.
Ce qui faisait sourire le capitaine c’est qu’il avait été le premier client mais qu’à chaque nouveau qui se présentait, l’arracheur de dent buvait une large lampée de rhum et qu’il avait maintenant la main bien moins sûr.
Certains, parmi l’équipage, avaient pris la file d’attente pour avoir droit à la tournée de rhum mais le spectacle, les hurlements de douleur et la vision de leurs camarades descendant la bouche ensanglantée, les incitaient à quitter la file, tête basse et la queue entre les jambes.
Etonnant – pensa O’Higgins – ces hommes côtoient la mort, voient des scènes cauchemardesques quand un nuage de mitraille passe en bourdonnant et hache les hommes autour d’eux, assistent à l’agonie de leurs camarades éviscérés par des éclats de bois quand une bordée ennemie fracasse la lisse et les sabords et là, sont prêt à préférer supporter leur rage de dents plutôt que de se faire extraire le chicot qui les tourmente.