Rendez-vous au Timber Doll

Raimund, qui avait laissé Gus et Geert en charge du Het Roken Zes, se faufilait dans les ruelles de Yellen, les épaules rentrées, les mains dans les poches et « la charcute » pour seule arme, plongée dans une ceinture de toile, les larges bords de son galurin déformé par les embruns dissimulant adroitement son visage.

C’est ici dans une sombre taverne nommée le « Timber Doll » que le Capitaine Caleb lui avait donné rendez-vous trois semaines auparavant sur les quais de Kallyx. La figure de proue aux formes généreuses qui tenait lieu d’enseigne à l’établissement aurait accroché sans coup férir les regards les plus embrumés de quiconque, fut-il borgne et borgne à demi, passe en mer l’essentiel de sa vie d’homme.
Raimund glissa sa grande carcasse dégingandée dans l’entrebâillement crasseux qu’il considéra de prime abord comme l’orifice ordinairement usité pour pénétrer en ce lieu sombre à l’atmosphère aussi lourde qu’une bouffée d’air happée au dessus d’un boucan.
De la même façon qu’il avait de progresser dans la jungle de la Grande île pour aller aux bœufs, il se fraya un passage jusqu’à une table visiblement faite des restes d’un rafiot courant la morue, pour peu qu’il puisse encore se fier à son odorat qu’il avait pourtant fin, tant ce salmigondis de remugles tempêtant d’un coin à trois de la gargote étourdissait les sens.
D’un revers de manche il débarrassa la table de restes qu’il se refusa d’identifier, et déposa à sa droite une poignée de sel, et à sa gauche d’autant de cendres. Telles étaient les marques de sa personne qui devaient permettre de l’identifier.

Car de Caleb, Raimund ne savait rien, et de Raimund, hormis la probable connaissance de sa fortune amassée de notoriété publique à Kallyx, Raimund se demandait bien ce qu’il pouvait connaître de lui. Raimund avait beau se remémorer la frimousse du mousse qui était venu jouer les émissaires et tenter de déceler en quoi le rendez-vous pouvait être piégeux, mais rien n’y faisait. Aussi s’était-il résolu de s’y rendre, voyant somme toute par ce biais un prétexte bien acceptable à explorer plus avant la mer d’Ozimor.

Mais personne ne vint ce jour là, et par deux fois puis trois, et deux de deux, l’étrange cérémonial se répéta, si bien que Raimund au gré des bribes de dialectes dont il parvint à se trouver commune connaissance avec les habitués apprit que le vieux bougre de tavernier cherchait en vain à revendre son affaire…

Cela faisait bien longtemps que quiconque avait attiré l’attention de Caleb. Peut-être était-ce aussi parce que souvent cette attention allait de pair avec un dîner en tête à tête face à la faune sous-marine d’Ozimor ? De préférence les pieds lestés d’une chaîne et d’un boulet, histoire d’être certain que le « convive » n’allait pas échapper à ses obligations… L’absence complète de sentiments quand il s’agissait de se débarrasser des bouches inutiles après un abordage avait contribué à son surnom de « Cœur-Glacé », mais pour une fois Caleb ressentait de la curiosité vis-à-vis de quelqu’un, en la personne de Raimund Depoeder.

Pourtant, de prime abord, rien ne le distinguait des habitués du Timber Doll, ce bouge enfumé à la clientèle peu recommandable. Il avait entendu parler de lui lors de son dernier passage à Kallyx ; rien que le fait que l’on parle de son « entreprise » de remorquage valait tout les compliments du monde, surtout quand on savait à quel point les eaux du port de Kallyx étaient infestés de sans foi ni loi à la réputation sans égale…

Depuis trois jours, le tavernier rapportait à Caleb qu’un client déposant cendres et sel à ses cotés semblait attendre quelqu’un, et ce quelqu’un ne pouvait être que Raimund, confirmant en cela l’arrivée du Het Roken Zes que son bosco Ammar lui avait relayée. Ce qui plaisait à Caleb était l’inventivité et l’initiative dont faisait preuve ce Depoeder, deux qualités qui seraient sans doute très appréciable dans le « projet » que le capitaine du Blizzard Hurlant avait en tête. Quoi de mieux qu’une taverne pour servir de refuge et de plaque tournante à tous les petits trafics qu’il pouvait mettre en place dans les environs ? Pour autant, Caleb avait besoin d’un confrère de confiance pour gérer cette entreprise, car on n’était jamais trop prudent dans le domaine de la piraterie… où tout défaut de prudence se muait souvent en défaut de signes vitaux.

Coiffant le tricorne au cuir aussi tanné par le soleil que la peau de son visage, Caleb se dirigea vers la salle principale en laissant sa « tatane » (une hache à tête large servant tout autant à couper des cordes que des cous) à la garde d’un de ses hommes. Après tout, dans un espace si encombré, son coutelas lui serait bien plus utile en cas d’imprévu…

Il s’approcha de la table de Raimund, qui le vit bien vite se diriger dans sa direction et s’assit à sa table. Se penchant vers celui qu’il espérait être son futur collègue, il lui dit :
« - Content de te rencontrer enfin, Raimund. Je suis désolé de t’avoir fait attendre, mais j’imagine que tu dois comprendre ma prudence naturelle et mon envie… de récolter quelques informations, dira-t-on. »

Il fit signe au tavernier de leur apporter deux chopines de rhum, puis reporta son attention sur l’autre pirate. « Alors, elle te plait cette taverne ? Parce que si ça te tente, tu peux en détenir la moitié dès ce soir… Rusé comme tu es, ça doit déjà te permettre d’imaginer nombre d’opportunités, non ? »

Raimund dévisagea un temps son interlocuteur, puis balaya calmement le petit tas de sel et le petit de cendre sur la table, et les remis délicatement dans ses poches. De Caleb il ne vit d’abord que le tricorne, un homme portant couvre-chef de cuir ne pouvait à ses yeux que se voir couvert d’un part de respectabilité.

Puis les mots que formèrent la voix sèche et froide de Caleb le rassurèrent en cela qu’étant accessible à sa compréhension, quelqu’en seraient les détours, il pourrait traiter avec cet homme là.

Il restait à jauger son tempérament avant de risquer dans le flot du brouhaha ambiant un verbiage engageant.

Raimund reposa sa main gauche devant lui à plat sur la table, puis de la droite il tira « la charcute » de sa ceinture et la ficha violemment dans la seule planche encore vaillante du pont-au-rhum qui le séparait de Caleb, …à la gauche de sa main gauche, ponctuant sont geste à l’adresse du taulier d’une voix propre à héler un troupeau de bœufs sauvages:

« Ed’trois Tavernier!..pour ta pomme ed’toi ! »

Puis se tournant vers Caleb, accrochant fermement son regard :

« P’taine Ray, ed’Het Roken Zes, ed’la boucane, ed’la cambuse, ed’toutes oeuvres ed’mer!”

Ramenant sa main droite sur sa gauche il poursuivit :

« Belle affaire ! Pour sûr! Ed’grouille d’autant d’rat d’écumes que d’sac à monnayer la soif ! »

Sur ce le tavernier revint, trois chopines à la main, claudiquant de bâbord autant que trainassant de tribord.

« C’est qu’la goutte em’tien, bloedig hel d’hija de puta! C’est l’temps d’la couler douce qu’à d’rester encaler dans la quille ! »

Il posa la part des convives et vida la sienne à sec, sans prendra la peine d’assoir, manœuvre qu’à tout évidence l’état de ses membres inférieurs lui faisait exécrer.

« z’allez pas m’boire ça d’la façon d’un mousse ed’douze ans, poursuivit-il, y’a pas d’nectar ici!...pas plus que d’jus de harengs !... que d’la reviguotte ed’gaillard ed’mer ! »

Il se saisit « la charcute » sur la table et la tendit à Raimund :

« venez vous deux, qu’jvous fasse le tour ed’la boutique ! »

Le taulier se dirigea vers le fond du bouge débouchant sur une cage d’escalier où quelque lueur trouble permettait sans excès de repérer les marches. Pointant un doigt au dessus de sa tête il déclara :

« pas d’visite par la haut, que d’filles qu’à bosse dur la paillasse! »

Puis commençant de s’enfoncer à l’opposé de la destination réservée ceux s’étant déjà lourdement dessalé l’estomac :

« c’t’en bas qu’bat l’cœur du Timber Doll! »

Ainsi furent conduit Raimund et Caleb dans jusqu’à une galerie menant à de grandes salles voutées servant d’entrepôt, et directement reliées au port via un égout de taille respectable, praticable à pied sinon sec, du moins souillés, à marée basse. Chemin faisant le tavernier leur expliqua qu’il était temps pour lui de retourner en terre ferme couler ses vieux jours sous une ombrelle, baigné de tous les agréments que la fortune d’une vie pourrait lui procurer, et qu’à cette dernière il ne manquait que le prix qu’il demandait pour que soient cédées en retour, les murs, le fond de commerce, et autres facilités qu’offraient le Timber Doll…