Le capitaine O’Higgins était de retour dans la petite crique qu’il avait découverte alors qu’il commandait le « Dolphin » un cotre. Aujourd’hui, il était capitaine d’un brick de près de cent vingt tonneaux, baptisé « Stella Matutina » armé de vingt canons.
Après que « Stella Matutina » fut affourché sur ses deux ancres de bossoirs, les hommes s’activèrent à débarquer quatre pièces de six livres qu’ils mirent en batterie deux par deux de part et d’autre de la passe d’accès. Ceci fait, ils réparèrent les deux grands carbets - construit lors de leur précédent passage en ces lieux - qui, après quelques semaines à l’abandon avaient pas mal souffert des intempéries – et durent en bâtir deux nouveaux, la compagnie d’O’Higgins comptant à présent plus de cinquante hommes.
Une énorme tortue de mer, prise quelques jours plus tôt, et trois cochons, fruit du pillage récent d’un village, furent débarqués sur la plage et immédiatement apprêtés par le maître coq et ses deux aides pour le repas de la compagnie – en ragoût pour la tortue, à la broche pour les cochons - les autres membres de l’équipage, en attendant que le repas soit prêt, fumaient la pipe en buvant du rhum, excepté toutefois deux d’entre eux, détachés comme vigies sur l’un des promontoires dominant le chenal d’accès ( leurs meilleurs camarades leur ayant promis qu’ils seraient relevés à temps pour pouvoir participer aux agapes).
- Approchez compagnons ! rugit Malory.
- J’ai amené le navire ici parce que Monsieur Hawkins votre quartier maître, dont la fonction est donc de vous représenter, et par là de me faire part de vos doléances et de vos souhaits, m’a apprit que certains d’entre vous remettaient en cause mon titre de capitaine. C’est un fait, chez les gentilshommes de fortune, le capitaine est élu par la compagnie et j’accepte donc me soumettre à un vote.
- Monsieur Hawkins, quels sont les faits qui me sont reprochés ?
- Et bien capitaine, une partie de l’équipage est mécontente depuis l’attaque du « Kobaya ». Nous avons perdu dans cette affaire quatorze des nôtres et le brick à été sérieusement endommagé. Tout ça pour rien puisque vous avez donné l’ordre de rompre le combat et de mettre à la voile ! Nous n’avons donc reçu aucune part de prise. Plusieurs pensent que nous aurions vaincu en revenant à bord de la « Surprise » et en les canonnant à nouveau. Leur goélette était presque à l’état d’épave et l’équipage se serait rendu avant que le navire ne coule sous leurs pieds.
Durant l’intervention du quartier maître, Malory avait scruté les visages de ses hommes. Un bon tiers semblait ne pas avoir encore pris parti pour où contre lui. Un autre tiers, sans doute un peu moins, lui était fidèle. Le reste semblait décidé à le déposer et il n’ignorait pas que si ils parvenaient à en convaincre suffisamment, il serait au mieux abandonné sur un îlot désert, au pire passé sur la planche pour servir de déjeuner aux requins. Il en repéra même trois qui étaient certainement à l’origine de l’affaire. Il devait donc convaincre les indécis.
- Compagnons ! J’ai pris dans cette affaire la seule décision possible. Réfléchissez ! Si nous avions repris notre canonnade contre le « Kobaya », son équipage aurait lui aussi recommencé à tirer. Or, souvenez vous, leurs tirs étaient bien plus efficaces que les nôtres. Alors oui, sans doute, ils auraient fini par se rendre mais la « Surprise » aurait été dans un tel état que nous n’aurions pu rapidement nous mettre à l’abri et nous aurions été une proie facile pour tout navire apparaissant alors. Ceux qui n’auraient pas été tués seraient aujourd’hui dans un repère à travailler comme des esclaves. Et souvenez vous aussi compagnons, « Kobaya » quand nous l’approchions était très haut sur l’eau. Il n’avait donc pas, où peu de cargaison. Hormis la gloire d’avoir vaincu un redoutable adversaire, il n’y aurait pas eu de part de prise.
- Alors compagnon, je vais maintenant me retirer à l’autre bout de la plage pendant … disons une ampoulette d’une demie heure pendant laquelle vous pouvez discuter puis voter. Monsieur Hawkins viendra ensuite me rejoindre pour me faire connaître votre décision. J’ajoute que si vous me rendez votre confiance, dès que nous ferons escale pour vendre notre cargaison, j’ajouterai au fruit de cette vente deux milles doublons d’or pris sur ma cassette personnelle pour augmenter vos parts et vous dédommager un peu de votre déception dans cette affaire.
Un brouhaha s’éleva de la compagnie à ces mots. Avec toute la dignité dont il était capable, O’Higgins s’éloigna emportant au passage une bouteille de rhum. Lorsqu’il fut parvenu au bout de la plage, les hommes le virent s’asseoir sur un tronc de bois flotté, allumer calmement sa pipe puis attendre leur verdict en buvant de larges rasades de rhum et en faisant des ronds de fumée. Malory pensait avoir emporté l’approbation d’une bonne majorité. Il réfléchissait déjà sur la façon dont il se débarrasserait des trois meneurs qu’il était sûr d’avoir identifié.
Le sable s’étant écoulé dans l’ampoulette, Hawkins traversa la plage et vint lui annoncer le résultat du vote.
- Je suis heureux de pouvoir dire : A vos ordres Capitaine !
- Merci Hawkins mais je ne doutais pas du résultat.
Tout deux rejoignirent la compagnie.
- Compagnons ! Vous m’avez réitéré votre confiance. Nous allons rester ici encore deux jours, le temps de nous approvisionner en viande fraîche. Le gibiers foisonnent ici. Nous ferons aussi le plein de nos barriques d’eau à l’aiguade qui est là bas. Ensuite, nous mettrons à la voile et nous irons établir notre croisière dans un autre secteur, ici, depuis quelques temps, ça s'avère bien pauvre en proie. Pour l’heure, Kawanbo notre maître coq me fait signe que le ragoût de tortue et les porcs à la broche sont à point. Alors mangeons et buvons !
L’orgie de bonne chair et de rhum dura jusqu’à tard dans la nuit.